Bernard Friot a remis en lumière le salaire à vie : un statut général de salaire attaché à la qualification, donc à la personne, dont sont notamment porteurs les fonctionnaires, rémunérés pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils font. C’est une alternative au capitalisme, révolutionnaire et tout à fait concrète, puisqu’elle représente encore un tiers environ du produit intérieur brut de notre pays. C’est une forme de déjà-là du communisme qu’il faut désormais élargir. Les capitalistes le savent bien et n’ont de cesse que d’attaquer la fonction publique. Dans cette pensée, la retraite est un élément clé.
Le salaire à vie se fonde sur le fait que les retraités sont aussi des travailleurs et participent à la création de valeur : s’investir dans une association, consacrer du temps à l’éducation des petits-enfants, soutenir et accompagner la perte d’autonomie de leurs parents proches, tondre soi-même sa pelouse ou siéger au conseil municipal de sa commune correspondent par exemple à des productions de valeur qui permettent d’affirmer que les retraités travaillent et qu’ils sont des soutiens essentiels, garants de liens et de cohésion sociale.
En 1946, au moment de la création de la Sécurité sociale, le système français prévoyait précisément un statut lié à la personne, engendrant unsalaire continué, et non un statut lié à un contrat ou à des cotisations passées1. Depuis lors, la réponse patronale consiste – sans surprise – à dire que la pension n’est pas du salaire, mais un différé de cotisations et que les retraités ne sont pas des travailleurs, mais d’anciens travailleurs. Au fond, son discours principal consiste à dire que la retraite ce n’est ni du travail, ni du salaire.
Reprenons le pouvoir sur nos retraites
Au moment où la mobilisation qui s’oppose à la nouvelle contre-réforme des retraites d’Elisabeth Borne se poursuit et entre dans sa phase décisive, Bernard Friot publie, aux éditions La Dispute, un petit livre intitulé Prenons le pouvoir sur nos retraites. Ce texte présente ce que serait concrètement une retraite libérée non pas du travail (s’occuper de son jardin, garder ses petits-enfants…) mais de la subordination au travail (être jardinier, être assistante maternelle…). De fait, une personne en retraite peut choisir librement de s’investir dans une activité socialement utile, associative par exemple, et le fera d’autant plus qu’elle ne sera pas contrainte de mettre en rayon des bouteilles en plastique pour subvenir à ses besoins.
La plupart des militants se situent aujourd’hui dans une logique trompeuse du « j’ai cotisé, j’ai droit ». Ils adhèrent de ce fait à la répartition capitaliste qui continue à insérer le salaire dans le carcan de l’emploi et qui récuse tout salaire qui ne serait pas le résultat d’un travail subordonné. Ainsi, beaucoup de militants sont persuadés que les retraités ne sont pas des travailleurs.
Ils sont dans la conviction que le travail ne peut être qu’une activité subordonnée au capital. La bataille est donc menée sur cette idée qu’il faut se libérer du travail et partir à la retraite le plus tôt possible : c’est là partager la vision extrêmement péjorative du travail que la classe dominante entretient, ce qui semble tragique dans des organisations de travailleurs que sont les syndicats.
La classe dominante n’est en effet plus capable de nous faire adhérer au travail tel qu’elle l’organise en raison de la double impasse anthropologique et écologique qui contribue à la perte de sens pour les travailleurs. Dès lors, elle a tout intérêt à nous faire croire que, par nature, le travail est un mauvais moment à passer.
On travaille donc pour ne plus avoir à travailler.Il faut y opposer une vision du travail affranchie de cette seule perspective idéologiquement capitaliste. Chaque personne doit pouvoir redonner du sens à son activité sociale, dans un monde où le lien est de plus en plus distendu et mis à l’épreuve par les logiques individualistes.
Salaire capitaliste vs salaire communiste
Le sujet de la retraite cristallise ainsi ce combat entre le salaire capitaliste, fondé sur la tâche, et le salaire communiste, fondé sur la qualification, et donc sur la personne. Le premier justifie le recours massif aux contractuels, CDD à répétitions, intérims et donc à la multiplication des contrats précaires en déresponsabilisant l’État du devoir de former son personnel ; le second est celui dont relèvent les fonctionnaires.
Le salaire communiste n’est pas mérité par un acte subordonné, mais donne à la personne la responsabilité et la capacité de produire de la valeur. C’est par exemple le cas lorsque les retraités s’investissent librement dans le secteur associatif : ils produisent alors un travail utile pour l’intérêt général même s’ils ne produisent pas forcément de la valeur au sens capitaliste du terme.
Le but de l’actuelle réforme n’est donc pas simplement de nous faire travailler plus longtemps. Le penser, c’est se tromper lourdement. Dans la mesure où nombre de travailleurs ne seront pas en capacité de travailler aussi longtemps que ce que prévoit cette contre-réforme, il s’agit aussi d’augmenter potentiellement la durée du no man’s land entre l’emploi (capitaliste) et la retraite. Il s’agit là d’une arme de guerre dont l’objectif est de précariser les travailleurs, et surtout les travailleuses, auxquels il manquera quelques années de cotisation pour toucher leur retraite.
Comment ne pas faire le lien avec l’autre contre-réforme du gouvernement, celle de l’assurance-chômage, qui s’inscrit également dans ce schéma : c’est aussi une arme qui vise à affaiblir le travailleur dans sa recherche d’emploi et qui, ainsi, favorise le travail à la tâche.
Dans les deux cas, les premières victimes seront toutes des personnes en situation de précarité ou dont les carrières sont fragmentées, et donc essentiellement les femmes. Cette analyse permet de redéfinir la lutte de classes comme une lutte entre ces deux modalités du salariat.
La lutte de classes oui, mais antagonique !
Ce qui est vital pour la bourgeoisie, c’est le contrôle du travail. La lutte de classes ne porte pas sur le partage de la valeur mais sur sa production. Il nous faut donc en finir avec une lutte de classes non antagonique où l’on demanderait, par exemple, un financement des retraites par une taxation du capital ou des revenus de la propriété (qui restent les revendications de la gauche ou des syndicats aujourd’hui). Il faut aller plus loin et impérativement passer à une lutte de classes antagonique où ce qui est remis en cause, c’est l’existence même de la bourgeoisie, en lui ôtant son monopole sur le travail, car le pouvoir de l’argent est la conséquence du pouvoir sur le travail. À ce titre, le déploiement de la fonction publique est un levier tout à fait essentiel : dans les domaines de la santé, de l’alimentation, de l’éducation, de l’énergie, du transport, de l’eau… elle nous permet de planifier l’emploi selon les besoins de la population conjugués aux impératifs écologiques, hors du carcan capitaliste.
Comprendre la puissance du mouvement social de 2023
Si la maîtrise du travail n’a jamais été à l’ordre du jour du mouvement syndical, c’est aujourd’hui manifestement la nouvelle frontière du mouvement social.Et ce qui peut en accélérer la prise de conscience, c’est précisément la non-adhésion, désormais massive, aux formes et aux contenus du travail proposés par le capitalisme (qui s’incarne notamment dans de nombreuses démissions).
De ce point de vue, cette bataille est tout à fait capitale : une partie de la population le sent bien et ce fut certainement l’une des raisons du succès des mobilisations en 2023. Encore s’agit-il de mener le raisonnement jusqu’au bout. Hasta la victoria siempre !
1. En 1946, lorsqu’il fonde la Sécurité sociale, Ambroise Croizat (1901-1951), ministre communiste du Travail de 1945 à 1946,prend l’initiative de créer un salaire continué pour les retraités.