Par CHRISTOPHE GIBIAT.
L’« identité de genre » semble devenue une expression incontournable dans l’espace public, apparaissant alors dénuée de toute idéologie. Pourtant, elle accompagne et promeut le développement d’un univers peu séduisant. Censée manifester la reconnaissance de notre diversité, elle est la marque d’un formatage et d’une soumission.
Le genre correspond à un type de personnalité. Il se réfère à des stéréotypes, les traits de caractère étant considérés comme (plus ou moins) féminins ou masculins. Nous déduisons de ces éléments, lorsque nous les associons, et de façon tendancielle, qu’une personnalité est à dominante féminine ou masculine. Cela caractérise une personne. Nous pouvons aussi ne pas raisonner selon ces stéréotypes, voir et accepter la personne telle qu’elle est sans la classer selon le binarisme féminin/masculin, ou simplement considérer ces aspects comme n’ayant que peu d’importance, n’étant pas déterminants. Cela concerne également l’être soi, notre rapport à nous-même.
Deux approches antagonistes
Dans les années 1970, le mouvement féministe a mis en avant la notion imagée de « sexe social » (renommé « genre » depuis les années 1980) pour mettre en évidence en quoi les stéréotypes qui lui correspondaient entravaient les femmes dans leur existence et leur épanouissement (assignation à des apparences, des comportements, des fonctions sociales, des types d’emplois, etc.). Il dénonçait ainsi l’essentialisation qui est au fondement du sexisme, c’est-à-dire l’association d’un aspect culturel et social, donc construit, le genre (féminin ou masculin), à une réalité naturelle et biologique, donc innée, le sexe (femme ou homme), avec les caractères stéréotypés qu’on attribuait à ce dernier, et ce de façon autoritaire et parfois coercitive. Autrement dit, que l’on exige d’une femme qu’elle soit féminine et se soumette à un « rôle de femme » (et symétriquement mais dans une moindre mesure pour les hommes). Un des fondements du féminisme est donc la contestation de la confusion entretenue par le système patriarcal entre le sexe et les rôles sociosexuels. La fameuse phrase de Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme, on le devient », visait à mettre en évidence, par l’usage du sens figuratif du mot « femme », le rôle social assigné aux femmes en raison de leur sexe 1, l’archétype de la femme féminine et ménagère que la société patriarcale leur sommait d’incarner. Certes, on est/naît femelle ou mâle, mais peu importe le genre, féminin ou masculin : notre sexe, aussi immuable soit-il, ne doit pas conditionner nos vies, hormis sur le plan de la reproduction.
Aujourd’hui encore, bien sûr, un pan du féminisme (le féminisme matérialiste pour simplifier) affirme qu’une femme est susceptible d’avoir tout type de personnalité, d’aptitudes, d’intérêts, de préférences, etc., qu’elle n’est pas définie par un genre. Ce féminisme refuse la validation du genre comme notion pertinente, particulièrement d’un point de vue féministe. La phrase mise en exergue du podcast féministe Rebelles du genre2 met clairement en évidence l’enjeu : « Le sexe est la raison de notre oppression par les hommes et le genre en est le moyen. » Dans une société patriarcale, l’idée d’une hiérarchisation des sexes est renforcée par la notion de genre et les stéréotypes qui y sont associés. Le genre est en effet un socle de la domination des femmes par les hommes, donc il conforte le sexisme ; en d’autres termes, il consolide le patriarcat. La notion d’« identité de genre » a cette fonction.
Pourtant, de nos jours, un féminisme postmoderne valide ces représentations essentialistes et sexistes en se référant systématiquement à cette notion de genre (qui se substitue même parfois, dans un profond confusionnisme ou une grande manipulation, à celle de sexe). Ce prétendu féminisme tourne ainsi le dos aux acquis dans ce domaine, notamment en utilisant l’expression « identité de genre » : ma personnalité correspond à tels stéréotypes, donc je suis féminin·e ou masculin·e, mon « identité de genre » est féminine ou masculine3. Cette représentation apparaît particulièrement rétrograde ; elle ouvre la voie à des manifestations de sexisme et favorise le maintien du patriarcat.
L’emprise de l’individualisme néolibéral
Cette « identité de genre » est subjective par nature puisqu’elle correspond à une expérience intérieure et à un système de croyances. Elle ne reflète aucune réalité factuelle. Au-delà de la dimension sexiste déjà évoquée, une des principales questions qui se pose est la suivante : pourquoi vouloir transformer une personnalité, ou un type de personnalité, en identité ?
Il est concevable d’envisager cette transformation d’une personnalité en identité comme le signe d’un manque de personnalité réelle, laquelle ne nécessite pas une mise en avant pour exister, qu’on n’a pas besoin de mettre en avant pour se sentir exister. On se forge alors une identité partiellement factice pour satisfaire son besoin de reconnaissance par autrui. La personnalité et son affirmation se forgeant avec l’âge, nous pouvons comprendre qu’en perte de repères dans une époque angoissante certains jeunes trouvent refuge dans la fiction d’« identité de genre ».
Cette transformation d’une personnalité en identité s’inscrit aussi, à l’évidence, dans le cadre idéologique de l’époque, car il est difficile de ne pas être mouillé dans son bain : le néolibéralisme dans toutes ses dimensions, avec l’individualisme et le narcissisme qui lui sont associés4. Le néolibéralisme génère des personnes atomisées et narcissiques, centrées sur leur propre individualité mise en avant comme une identité, une fierté, et souvent sous la forme d’une victimisation lorsqu’elles se considèrent comme faisant partie d’une « minorité ». Pourquoi mettre en avant une caractéristique qu’on n’a pas choisie ? Comment peut-on affirmer une fierté relative à un trait de notre être dont on n’est pas responsable ? Nous pouvons seulement être fiers de ce que nous accomplissons. Nous pouvons donc l’être d’assumer qui nous sommes, dans notre différence. Et un individu dont la personnalité ne correspond pas aux stéréotypes associés à son sexe peut être fier de s’assumer comme tel, simplement. Cela est distinct de l’affirmation d’une « identité de genre ». Existe en effet une grande différence entre assumer qui on est et mettre en avant nos caractéristiques en en faisant une identité.
L’expression « identité de genre » est un élément du langage de la propagande destiné à masquer la réalité sexiste et à pérenniser la société de marché, celle du néolibéralisme. Elle est en effet parfaitement en adéquation avec la doctrine néolibérale qui tend à individualiser et isoler les personnes, à condition bien sûr de travailler, consommer et de ne pas contester les politiques économiques et sociales. Le capitalisme, particulièrement sous sa forme néolibérale, colonise l’ensemble des champs sociaux afin de générer de nouveaux marchés. Pour cela, il favorise l’individualisme, surtout s’il s’inscrit dans un collectif communautaire, sous forme de communautarisme. Il a notamment investi les « identités sexuelles et de genre » pour en faire des « styles de vie » associés à des pratiques consuméristes.
Bien sûr, il est nécessaire de pouvoir être soi-même. Mais lorsque cette réalisation de nous-mêmes se réalise dans un esprit ou un cadre identitaire sans considération pour la société5, au sens d’une population partageant une communauté de destin, donc en opposition à la notion associée de citoyens, c’est-à-dire en valorisant le « je » au détriment du « nous », nous faisons le jeu du néolibéralisme tout en en étant le produit ; et parce que nous en sommes le produit. Comme l’a régulièrement écrit Jean-Claude Michéa, les composantes du libéralisme – donc du néolibéralisme – sont indissociables : on ne peut pas défendre le libéralisme culturel sans accompagner l’essor du libéralisme économique, et inversement6. N’étant favorable ni à un rigorisme moral ni à une économie totalement administrée, je défends un libéralisme tempéré et encadré, à mon avis seul à même d’éviter les dérives identitaires de gauche comme les excès inhérents au néolibéralisme sur les plans économique, social et répressif.
La loi porteuse de représentations idéologiques et rétrogrades
L’« identité de genre », déjà présente dans le Code pénal ou le Code du sport, figurera au programme de l’éducation nationale à partir de la rentrée de septembre 2025 pour la classe de troisième7,8. Ainsi, on va inviter les élèves à se définir selon des stéréotypes et à faire une identité d’éléments de personnalité qui ne sont que des traits de caractère. On va donc inscrire dans leur psyché des représentations sexistes et individualistes, donc conforter le patriarcat et le néolibéralisme. C’est-à-dire l’ordre établi. Ce formatage des esprits constitue un élément de toute une politique régressive qui se met en œuvre9.
On comprend aisément, compte tenu de sa signification sexiste et de son inscription dans une logique néolibérale, que cette expression ne puisse pas être acceptée et utilisée par la gauche. Pourtant, une partie de celle-ci, de façon incompréhensible10, en valide l’usage, sans s’apercevoir qu’elle agît non seulement à l’encontre des valeurs qu’elle est censée défendre11, mais aussi contre ses propres intérêts puisqu’elle sape la confiance que nombre de personnes (et d’électeurs) lui accordent. Il serait d’ailleurs dangereux et singulièrement ridicule de considérer que l’opposition d’une large part des droites à l’« identité de genre » en ferait une notion de gauche !
- Il fallait lutter contre ce « sexe social », conséquence et cause de la misogynie.
- Rebelles du genre : https://rebellesdugenre.wordpress.com/.
- Je ne développe pas ici la question transgenre qui va jusqu’à affirmer que la réalité matérielle et biologique du sexe se confond avec le concept de genre, qu’une personnalité féminine fait de soi une femme (idem pour
masculin/homme). - Sur ce dernier point, j’invite à lire l’excellent dossier « La croissance contre la santé mentale » dans le journal La Décroissance, n° 216, janvier-février 2025 (www.ladecroissance.net/).
- Margaret Thatcher affirmait que la société n’existait pas, qu’il n’y avait que des individus.
- Cf. mon article « L’impensé néolibéral à gauche et à droite », juillet 2024.
- Programme Evars – Éducation à la vie affective, relationnelle, et à la sexualité. Voir « Programme d’éducation à la sexualité – Éduquer à la vie affective et relationnelle à l’école maternelle et à l’école élémentaire, éduquer à la vie affective et relationnelle, et à la sexualité au collège et au lycée », Bulletin officiel de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, 6 février 2025 (https://urlr.me/VHU4QN).
- Ce qui n’a rien à voir avec l’éducation au respect des personnes dans leurs différences, en l’occurrence avec la lutte contre les discriminations arbitraires contre les personnes transgenres.
- Le patriarcat et le capitalisme mutent pour continuer à vivre. L’« identité de genre » est un des moyens de cette évolution du patriarcat ; le néolibéralisme est un régime autoritaire permettant la persistance du capitalisme.
- Incompréhensible si nous nous plaçons du point de vue de la raison, compréhensible et néanmoins condamnable si nous percevons que cette gauche est imprégnée de représentations postmodernes et néolibérales (l’eau du bain).
- En l’occurrence, d’une part la cause des femmes contre la discrimination systémique dont elles sont victimes, d’autre part le refus de l’emprise du marché et de l’individualisme.